Everything comes down to poo

C’est un incontournable de la vulgarisation scientifique rigolote. On aime détourner l’une des scènes mythiques du premier Jurassic Park pour les introduire, on aime passer en revue tous les synonymes plus ou moins vulgaires qui servent à les nommer, on aime évoquer les tabous sociaux qui les entourent, je parle bien entendu des déjections humaines, ainsi que celles des autres animaux.

C’est que ces restes organiques a priori peu engageants s’avèrent en réalité de véritables petits trésors qui, systématiquement récoltés et minutieusement étudiés, peuvent révéler une quantité inattendue d’informations précieuses. Si vous aimez arpenter les espaces naturels, et que vous avez déjà une petite bibliothèque de références sur l’identification des espèces animales et végétales, la géologie et l’histoire de vos lieux d’arpentage favoris, vous aurez peut-être déjà ajouté à cette collection des références sur les déjections animales rencontrées.

En effet, observer des crottes dans un environnement donné peut permettre d’identifier les espèces circulant dans cet environnement. En balade, il s’agira assez souvent de mammifères terrestres. En cela la forme et le diamètre approximatifs des spécimens sont de longue date reconnus comme indicateurs de l’ordre taxonomique auquel appartient l’animal qui en est à l’origine, et plus rarement de la famille (Seton, 1925). Cette identification est rendue possible par l’anatomie du système digestif des animaux appartenant à ces différents ordres, et dont on s’attend à ce qu’ils produisent des fèces à la forme répondant à ces caractéristiques anatomiques (Chame, 2003). La connaissance que vous pouvez avoir des animaux peuplant habituellement la région peut alors vous permettre de deviner de manière assez précise l’espèce fréquentant activement le lieu que vous êtes en train de visiter.

Formes des fèces de mammifères présents au Nord-Est du Brésil. Chame, 2003.

Il est également possible d’examiner le contenu de tels restes  : graines, fibres végétales, os, poils, sclérites d’insectes, mais également des restes microscopiques comme les grains de pollen, phytolithes, parasites et autres pathogènes. Autant d’éléments informatifs sur le bol alimentaire récent de l’animal, ses habitudes alimentaires, son environnement immédiat, et les changements saisonniers qui peuvent y être observés.

Identifier la présence d’espèces particulières dans un environnement donné par le biais des crottes qu’elles ont pu y laisser ne tient pas que de la pratique naturaliste amateur, mais également de l’étude de l’environnement et d’enjeux actuels importants comme la biologie de la conservation. Effectivement, identifier des fèces peut permettre d’étudier en détails des populations animales de manière non invasive, ce qui est très utile de façon générale, et particulièrement en ce qui concerne des espèces aux populations peu nombreuses, nomades, difficiles à observer ou menacées. Parmi les nombreux trésors renfermés par ces fèces se trouve effectivement l’ADN des animaux qui les ont produites. L’extraction de cet ADN permet alors l’identification fiable de l’espèce à l’origine du spécimen, et la récolte de nombreux spécimens dans une zone donnée peut a fortiori permettre de reconnaître des individus, d’en déduire leur aire d’activité, d’étudier les sous-populations qu’ils composent, leurs rapports les unes aux autres ou leur sex-ratio.

Par exemple, la collecte systématique de centaines de crottes du renard nain de San Joaquin en Californie (Vulpes macrotis mutica), qui est une espèce menacée, a permis d’estimer la taille de la population encore présente ainsi que d’y reconnaître deux sous-populations entrant très peu en contact l’une avec l’autre. Les chercheurs de l’Institut Smithsonian de biologie de la conservation ont pu mettre en relation la distribution de ces deux sous-populations de renards avec la présence de barrières géographiques propices à isoler les deux groupes l’un de l’autre, et ainsi à orienter les efforts de conservation de la diversité génétique de l’espèce en facilitant les échanges entre les deux zones (Wilbert et al., 2019).

Famille de renards nains de San Joaquin. Source Wikipédia.

Des fèces fraiches ou quasi, aux fèces anciennes, voire très anciennes, il n’y avait qu’un pas. Et ce pas a été franchi dans les années 1820 par William Buckland. Ce paléontologue anglais avait alors fait le rapprochement entre les dépôts blancs qui parsemaient certaines grottes fossilifères du Pléistocène, et les déjections de carnivores contenant de nombreuses esquilles d’os, notamment celles d’hyènes actuelles. Plus tard et en étudiant des concrétions minérales associées aux squelettes d’ichtyosaures préalablement observées par Mary Anning, il les identifia comme les excréments fossilisés des animaux avec lesquels ils se trouvaient, et proposa d’appeler ces restes des coprolithes (du grec kópros = excrément, et líthos = pierre) (Buckland, 1835). A l’ouverture, ces concrétions laissaient apparaitre les nombreuses écailles et dents de poissons consommés par cette faune marine éteinte, ainsi que les os de plus petits ichtyosaures, offrant dès lors un aperçu des réseaux trophiques anciens. Bien que certaines de ses hypothèses sur les animaux à l’origine de ces coprolithes aient par la suite été revues, Buckland a néanmoins révélé un type nouveau de fossiles renfermant de nombreuses informations d’ordre paléobiologique et paléoenvironnemental (Thulborn, 1991).

Coprolithes observés par William Buckland. Source Biodiversity Heritage Library.

Si les fèces assez anciennes pour avoir été fossilisées pouvaient s’observer et s’étudier, nul doute que des spécimens moins anciens et incomplètement minéralisés pourraient l’être aussi. Une étude princeps en la matière est certainement celle de Callen et Cameron en 1960 portant sur des fèces déshydratées prélevées sur le site archéologique précolombien de Huaca Prieta au Pérou (Callen et Cameron, 1960). L’archéologue Junius Bird, originellement écologue, avait identifié des concrétions sur ce site préhistorique qu’il interprétait comme de possibles selles humaines. Ayant idée de ce qui pourrait en être retiré si tel était bien le cas, il demanda à Cameron, parasitologue de l’université McGill au Canada, de bien vouloir étudier ces échantillons à la recherche de parasites. Callen, qui était pour sa part botaniste et intéressé par les traces de phytopathogènes fongiques associés aux restes de céréales anciennes, se joignit à l’étude (Bryant et Dean, 2006). Ils adaptèrent tous deux des méthodes de réhydratation des tissus zoologiques à ces fèces préhistoriques afin de rendre leur aspect frais aux restes biologiques qui pouvaient y être conservés, comme les graines de végétaux éventuellement consommés. Révélant ce qui s’avérait effectivement être le bol alimentaire d’une population préhistorique, ils mirent de surcroit en évidence sous microscope les restes de parasites infestant les intestins de mammifères ichtyophages dont les humains, confirmant le pressentiment de Bird en la matière. Il était dès lors tout à fait clair que ce type de restes pourrait apporter énormément d’informations depuis la diète alimentaire des populations passées, à la distribution des pathogènes, notamment gastro-intestinaux, au cours de l’histoire et à leurs migrations transcontinentale (Callen et Cameron discutent effectivement de la possibilité de résoudre l’origine pré- ou post-colombienne des infections circulant de nos jours en Amérique). Depuis, et bien que les déjections retrouvées en contexte archéologique ne soient pas fossilisées, le terme « coprolithes » a largement été adopté afin de qualifier les fèces anciennes, quel que soit leur degré de déshydratation et de fossilisation (Reinhard et Bryant, 1992). Néanmoins, les publications les plus récentes remplacent souvent ce terme par celui de « paléofèces » pour ces époques récentes à l’échelle des temps géologiques (Borry et al., 2020).

Bien entendu, ces biorestes, comme n’importe quels autres restes organiques, sont sujets à la dégradation après leur dépôt dans le sol. S’ils résistent aux bioturbations, aux animaux scatophages et aux intempéries, il n’est pas encore certains que les restes biologiques qu’ils contiennent soient aisément identifiables du fait de la percolation des eaux de pluie et du sédiment de la matrice entourant les spécimens à l’intérieur de ceux-ci, et de l’activité d’organismes décomposeurs comme les champignons, nématodes et acariens (Reinhard et al., 2018).

Micro-restes d’un coprolithe paléoindien observés sous microscope électronique. Grains de pollen de courge (Cucurbita pepo) arborant leur pore et ornementation distinctive en forme de pointes, colonisés par des champignons, (Reinhard et al., 2018).

A la jonction des analyses ADN, de la mégafaune éteinte, et des fèces modérément anciennes, Hendrik Poinar et ses collègues de l’Institut Max-Planck ont produit en 1998 les premières séquences d’ADN ancien spécifiquement issues de coprolithes (Poinar et al., 1998). Les spécimens analysés, alors âgés de 20 000 ans, recouvraient abondement le sol de la grotte de Gypsum Cave au Névada.  L’équipe réussit à identifier une séquence proche de celle du paresseux, permettant d’attribuer ces fèces à l’espèce éteinte du paresseux de Shasta  (Nothrotheriops shastensis), un animal terrestre qui pouvait peser 250 kg. De surcroit, les chercheurs identifièrent par leur ADN et leurs restes macroscopiques 7 groupes de végétaux indiquant une partie de la diète de cette espèce de paresseux. Ils observèrent par ailleurs que ceux-ci se trouvaient à présent 800 mètres au-dessus du site et globalement éloignés de 30 à 50 km de ce dernier, révélant le changement environnemental opéré dans la région depuis le dernier maximum glaciaire.

Reconstitution du paresseux de Shasta. Source Wikipédia.

Les analyses moléculaires, et notamment ADN, de coprolithes provenant de différents contextes chrono-géographiques ont depuis lors foisonné, ouvrant régulièrement de nouvelles voies de recherches appuyées par l’application et l’adaptation de méthodes nouvelles à l’étude de ces restes anciens. Parmi ces recherches, on peut compter depuis la fin des années 2000 la multiplication des travaux portant sur le microbiome intestinal, à la faveur du développement des méthodes de séquençage de l’ADN à haut débit (Warinner et al., 2014). Effectivement, les coprolithes peuvent avoir préservé une partie non négligeable de l’ADN provenant de la flore microbienne vivant à l’intérieur du tube digestif du vivant de l’animal. De même que pour les macro- et micro-restes contenus dans les fèces, cette diversité moléculaire n’est pas forcément bien conservée, et les premiers travaux ont mis en évidence que certains des microbiomes retrouvés dans les selles humaines en contexte archéologique avaient parfois plus à voir avec la diversité bactérienne du sol qui les entourait (Tito et al., 2012). En dépit des challenges techniques inhérents à l’étude de n’importe quels organismes anciens, ces travaux ouvrent notamment la voie à l’étude de l’évolution du microbiome humain et ses relations avec les changements de diètes au cours du temps, à l’impact sur celui-ci de l’industrialisation et de l’introduction des antibiotiques, ou encore à son rôle dans l’apparition des maladies dites de civilisation (Warinner et al., 2014). Le développement d’un tel champ d’étude bénéficie tout particulièrement des avancées techniques d’autres domaines, et il devient maintenant possible de distinguer l’origine anthropique ou non de coprolithes par l’analyse conjointe d’une très grande quantité de données provenant de l’extraction de l’ADN hôte (l’animal qui a produit le coprolithe), et celui de son microbiome (Borry et al., 2020).

En somme, tout finit dans les crottes, dont l’analyse méthodique permet d’aborder de nombreuses problématiques, depuis la présence d’espèces animales dans une région ou une époque données, de reconstituer leur chaîne alimentaire et leur saisonnalité, de reconstituer la structure de leur population et de préserver des espèces menacées, d’étudier la diète et la santé des populations humaines au cours du temps, ou encore l’évolution de l’environnement dans lequel vivaient ces populations. Les méthodes employées pour cela s’étendent de l’examen macroscopique non invasif à l’extraction d’ADN et au séquençage nouvelle génération en passant par la microscopie.

Et évidemment, il ne s’agit là que d’un tout petit aperçu, à la fois des problématiques, et des méthodes mises en œuvre. Ce qui semblait donc un objet d’étude pour le moins étrange, s’avère en fait être une source d’informations précieuse et impressionnante que les scientifiques sont loin d’avoir fini de miner.

Références

2 réflexions au sujet de « Everything comes down to poo »

  1. Ping : L’ADN environnemental | Deadly Alive

  2. Ping : L’extinction de la mégafaune du Pléistocène en Amérique du nord | Deadly Alive

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