L’ADN sédimentaire et la paléoécologie du Quaternaire

 

La possibilité d’étudier des molécules d’ADN ancien, à savoir des molécules de l’ADN d’organismes morts dans un passé historique voire géologique, n’a jamais été une évidence avant une époque tout à fait récente. Les premières publications en la matière, dont celle de Russell Higuchi en 1984 (Higuchi et al., 1984), généralement retenue comme l’étude princeps, passaient alors pour de la science-fiction. Si leurs méthodes et leurs résultats paraissent aujourd’hui modestes ou banals, c’est que la discipline paléogénétique a depuis 20 ans connu plusieurs petites révolutions.

L’une d’elles a consisté, depuis le milieu des années 2000, à rechercher les molécules d’ADN ancien non plus directement dans les restes conservés des organismes eux-mêmes (des os, des graines…), mais dans l’environnement que ces organismes avaient fréquenté. Il était effectivement permis de penser qu’en vivant, en mourant et en se décomposant en un lieu donné, les organismes  pouvaient laisser en ce lieu les traces durables de leur ADN, plus ou moins dégradé en fonction des conditions environnementales. Il n’était alors pas nouveau que le sédiment renferme quantité de restes fossiles ou subfossiles, macroscopiques ou microscopiquess (des grains de pollen ou des spores de champignons par exemple). Pourquoi pas des molécules d’ADN ?

L’une des premières publications en la matière a été celle de Eske Willerslev et collègues en 2003, qui a alors détecté l’ADN d’une diversité d’animaux et de végétaux dans des sédiments de couches stratigraphiques âgées de 400 000 à 10 000 ans et provenant de différents environnements (Willerslev et al., 2003). L’intérêt premier d’une telle publication a bien entendu été de montrer que l’ADN d’organismes anciens pouvait être préservé dans le sédiment de leur lieu de vie durant de longues périodes, et ce en l’absence de restes observables, fussent-ils microscopiques ; et que ces fragments d’ADN, comme des fragments de tissus animaux ou végétaux, pouvaient dans une certaine mesure être attribués à l’espèce correspondante. Un nouveau proxy et non des moindres s’ajoutait à l’arsenal des moyens d’étudier les changements environnementaux au cours du temps, notamment en terme de biodiversité, mais également l’évolution des espèces, leurs migrations, extinctions…

Dans leur publication, Willerslev et ses collègues montraient de surcroit que cette préservation de l’ADN n’était pas uniquement possible dans des milieux extrêmement favorables de types permafrost, mais également en milieux tempérés, donc dans des sols et sédiments qui ne seraient pas restés gelés depuis la mort des organismes détectés. Dans plusieurs cas, comme celui des sédiments collectés dans une grotte de la vallée de Clutha dans la région d’Otago en Nouvelle-Zélande, il a été possible de détecter l’ADN d’espèces d’oiseaux actuellement étrangères à la région, et même d’espèces éteintes depuis plusieurs siècles comme les moas Megalapteryx didinus et Pachyornis elepanthopus (Willerslev et al., 2003).

Les années suivantes ont vu le raffinement des méthodes d’analyses en paléogénétique afin de les intégrer pleinement à l’étude de l’écologie changeante du Quaternaire (l’époque géologique dans laquelle nous vivons actuellement et qui a débuté il y a 2,58 millions d’années). Une diversité de méthodes a été développée afin de fiabiliser et d’optimiser les résultats obtenus, aussi bien au niveau de la préparation des échantillons, des processus mis en œuvre pour en extraire les molécules d’ADN sans les détériorer davantage, des techniques pour décoder les séquences ADN retrouvées, que des méthodes bioinformatiques pour analyser toutes ces données.

Après 20 ans de développements, quelles sont les méthodes les plus couramment utilisées, les apports, les limites et les perspectives de la recherche d’ADN ancien sédimentaire appliquée à la paléoécologie du Quaternaire ? Afin d’aborder succinctement ces points, je profite d’une revue de la littérature publiée en mai 2020 par Mary Edwards dans le journal Quaternary Research (Edwards, 2020).

De manière encore plus évidente que l’ADN extrait de restes subfossiles (comme des os ou des tissus momifiés naturellement ou artificiellement), il est rapidement apparu qu’une proportion notable de l’ADN sédimentaire était de nature extracellulaire. Après la mort des organismes, l’arrêt de leurs fonctions cellulaires et la dégradation de celles-ci, les molécules d’ADN se sont déversées dans le sédiment sous-jacent en se dégradant elles-mêmes plus ou moins rapidement. La préservation de cet ADN extracellulaire et l’extraction de ces molécules vis-à-vis des composants du sol auxquels elles se sont liées (des minéraux, acides humiques…) représentent donc un enjeu essentiel de ce domaine de recherche. Dès les travaux de Willerslev dont je parlais précédemment, des contextes environnementaux plus favorables que d’autres à la préservation des molécules d’ADN sur de longues périodes sont apparues, notamment les milieux froids, possiblement gelés, et anaérobiques, par opposition aux milieux chauds. La taphonomie de l’ADN, c’est-à-dire la manière dont il se dégrade dans différents milieux après la mort de l’organisme, reste cependant une problématique centrale.

L’étude des séquences ADN extraites de leur matrice sédimentaire repose principalement sur deux grands groupes de méthodes aujourd’hui couramment utilisées, bien qu’elles ne soient pas les seules. M. Edwards cite en cela le séquençage Shotgun et le métabarcoding.

La première, comme son nom le suggère, consiste à tirer dans toutes les directions, ou disons de manière non-ciblée, un peu comme un coup de feu tiré à la chevrotine dont les plombs toucheraient une multitude de points dans la zone visée. Toutes les séquences d’ADN extraites dans l’échantillon sont alors traitées et comparées aux bases de données génomiques existantes. Cette approche est extrêmement efficace dans l’établissement d’un panorama global de la biodiversité en présence.

La méthode du métabarcoding consiste quant à elle à utiliser des codes-barres moléculaires (des séquences actuellement connues d’ADN), propres à un groupe donné d’organismes, par exemple une famille entière de plantes. La correspondance établie entre le code-barres utilisé et les séquences extraites de l’échantillon de sédiment permettra a fortiori d’identifier les espèces contenues dans la famille détectée, et portant toutes ce même code-barres. Cette approche est donc plus ciblée que la méthode Shotgun.

Comme c’est le cas pour toutes les méthodes, quel que soit le niveau considéré du design expérimental (l’échantillonnage, l’extraction, le séquençage, l’analyse bioinformatique…), chaque méthode à ses propres avantages et inconvénients. En L’occurrence, le séquençage Shotgun et le métabarcoding peuvent introduire des biais qui leurs sont propres et qu’il convient de contrôler, ou à tout le moins, de considérer.  Ces limitations techniques sont importantes, car elles influent directement sur les interprétations écologiques qu’il est permis de tirer des données assemblées. Il en va ainsi du lien entre le nombre de séquences détectées pour un taxon donné dans un lot d’échantillons, et la biomasse réellement représentée par ce taxon dans l’environnement considéré (environnement ayant disparu de nos jours, bien entendu). Il est globalement accepté qu’après corrections des biais de représentation les plus flagrants, la quantité de séquences détectées peut corréler avec la biomasse effectivement présente des espèces en question, mais là encore, de grandes incertitudes demeurent, et cette problématique reste un enjeu essentiel de la discipline.

La calibration des données paléogénétiques et leur correspondance avec les données paléoécologiques sur des données d’écologie moléculaire portant sur des échantillons actuels ou subactuels ont permis ces dernières années d’affirmer la fiabilité de l’approche paléo. Les études de Yoccoz et collègues ont par exemple permis de montrer que les communautés végétales actuelles (en l’occurrence dans le nord de la Norvège), étaient bien représentées par l’ADN contenu à la surface des sols où s’étendaient ces communautés. En revanche, des décalages semblaient apparaitre entre la quantité d’ADN retrouvée et la biomasse relative des différents taxons présents dans l’environnement (Yoccoz et al., 2012). Plus récemment en 2018, M. Edwards et ses collègues ont montré dans l’étude d’échantillons modernes de l’archipel du Svalbard dans l’océan Arctique, que 98% des taxons végétaux identifiés par leur ADN sédimentaire étaient bien retrouvés dans un rayon de 4 mètres autour de la zone d’échantillonnage, mais que seulement 50% des taxons effectivement présents dans un rayons de 1 mètre autour du point de prélèvement étaient identifiés par leur ADN dans l’échantillon correspondant. Les chances d’identifier un taxon par son ADN sédimentaire diminuaient par ailleurs rapidement en s’éloignant du point de prélèvement. Les échantillons ADN tendaient donc à une grande fidélité spécifique, en même temps qu’un biais important dans la représentation de la richesse spécifique totale, et une forte localité de l’information. Ce dernier point était de surcroit loin d’être une mauvaise surprise, puisqu’il se confirmait même lorsque les prélèvements étaient faits en aval de pentes arborant la végétation recherchée, suggérant un effet négligeable de la migration de l’information à la faveur de la déclivité du milieu (Edwards et al., 2018).

La calibration sur des contextes subactuels a également été utilisée afin de mesurer l’éventualité de la percolation de l’ADN ancien dans des couches stratigraphiques sous-jacentes, notamment en milieu lacustre, puisque ce sont ici les reconstitutions paléo-environnementales du Quaternaire qui nous intéressent (il pourrait en aller autrement en milieux terrestres et potentiellement pâturés dans l’histoire récente). Per Sjögren et ses collègues ont par exemple recherché l’ADN présent dans de courtes carottes sédimentaires prélevées au fond de différents lacs du parc forestier de Galloway en Écosse où des espèces de conifères non-natives ont largement été introduites au 20ème siècle. Grâce aux datations radiocarbones des échantillons, il a été permis de constater que l’ADN d’espèces exotiques ne pré-datait jamais leur introduction historiquement documentée, et a fortiori, que leur ADN n’avait pas percolé dans des couches de sédiments d’époques plus anciennes, et montrait donc une fiabilité chronologique certaine, au moins dans ce type de milieu (Sjögren et al., 2017).

En prenant en compte les contraintes techniques et les limites interprétatives de telles analyses, l’étude de l’ADN ancien sédimentaire permet donc d’aborder de nombreuses questions relatives aux environnements anciens et à leurs changements jusqu’aux temps présents. Ces questions recouvrent les successions de communautés végétales et animales en conjonction avec les variations climatiques, les évènements d’extinction, notamment de la mégafaune herbivore comme les mammouths sur l’île de Saint Paul (Graham et al., 2016), mais également l’introduction des espèces domestiquées en relation avec les activités humaines et leur impact écosystémique.

L’intérêt de l’approche est entre autres particulièrement prégnant concernant les enjeux du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité actuelle. En cela et tout comme la paléoécologie de manière plus générale (Vegas-Vilarrubia et al., 2011), l’approche paléogénétique intègre des données fondamentales aux problématiques relevant de la biologie de la conservation, notamment en documentant la résilience de telles ou telles communautés végétales face aux changements environnementaux passés (Clarke et al., 2019), ou encore en mesurant l’impact de l’introduction passée d’une espèce invasive dans un environnement donné (Ficetola et al., 2018).

Nulle approche ne saurait cependant être parfaite et autosuffisante, et comme il a été évoqué concernant la multiplicité des techniques moléculaires elles-mêmes, l’approche paléogénétique n’est qu’un outil parmi d’autres proxies souffrant eux-mêmes de leurs avantages et de leurs inconvénients propres. Ces proxies incluent bien évidemment le recours aux fossiles et microfossiles classiquement étudiés (pollen, graines, diatomées, charbons…) ou les approches plus récentes des paléosciences comme les analyses isotopiques.

En dépit de la puissance des analyses moléculaires, les analyses multi-proxies demeurent in fine le meilleur moyen d’arriver à une approximation fiable des phénomènes paléo-environnementaux.

Références

Une réflexion au sujet de « L’ADN sédimentaire et la paléoécologie du Quaternaire »

  1. Ping : L’ADN environnemental | Deadly Alive

Laisser un commentaire