La peste : une pandémie millénaire

En 2015, une équipe de l’université de Copenhague a étudié les restes de 101 individus eurasiatiques  issus de différentes aires culturelles de l’Âge du bronze d’Europe et d’Asie centrale (Allentoft et al., 2015). Afin de mieux cerner la diversité et les dynamiques populationnelles de cette époque (3000 à 1000 ans avant notre ère), les chercheurs ont extrait l’ADN présent dans les dents de ces individus de manière non sélective, c’est-à-dire en ne se limitant pas à l’ADN humain qui était leur premier objectif.  Entre autres, il était donc possible de s’intéresser aux éventuelles traces de pathogènes qui auraient pu infecter ces individus.

Après avoir épluché les données extraites, les chercheurs ont ainsi pu mettre en évidence la présence inattendue du germe de la peste, la bactérie Yersinia pestis, et ce à une fréquence particulièrement élevée puisqu’il était détecté chez 7 individus sur 101 (Rasmussen et al., 2015). Cette découverte fortuite était per se extrêmement intéressante, mais l’analyse des génomes allait l’être plus encore.

Précédemment, les sources historiques textuelles aussi bien que biologiques ne permettaient que de spéculer sur les occurrences anciennes de pandémies pesteuses. En effet, si les sources historiques documentent assez bien trois pandémies, à savoir celle dite de Justinien, qui débute au 6ème siècle de notre ère, la Peste Noire, qui débute au 14ème siècle, ainsi que la Troisième Pandémie, au 19ème siècle, les mentions plus anciennes de « pestes » sont beaucoup plus incertaines quant à leur étiologie exacte (notamment la « peste » antonine au 2ème siècle de notre ère, ou la « peste » d’Athènes au 5ème siècle avant notre ère). Parallèlement, les données paléogénétiques concernant Y. pestis ne remontaient pas à plus de 1500 ans.  En théorie cependant, les données génétiques indiquaient une plus grande ancienneté de la bactérie (de l’ordre de 2600 à 28000 ans quant à sa différentiation d’avec l’espèce la plus proche), et il était donc permis de penser que les populations humaines y avaient été exposées bien avant les premières mentions historiquement fiables.

Ainsi, parmi les séquences ADN préalablement extraites des dents de ces 101 personnes de l’Âge du bronze, certaines se sont révélées caractéristiques de l’agent causal de la peste. Un séquençage approfondi, à la recherche spécifique cette fois de cet organisme, a permis d’en séquencer le génome. Les individus porteurs du germe couvraient une période s’étendant du Néolithique tardif à l’Âge du bronze, et étaient répartis au sein de différentes cultures, à savoir la culture d’Afanasievo de la région de l’Altaï en Sibérie, de la culture de la céramique cordée en Estonie, la culture de Sintachta en Russie, la culture d’Unétice en Pologne, la culture d’Andronovo dans l’Altaï également (mais plus tardive), ainsi qu’un individu originaire d’Arménie au 1er millénaire avant notre ère.

Les données génomiques extraites ont permis d’identifier avec certitude le génome de l’agent de la peste chez ces 7 individus, et de le différencier d’avec celui de sa proche parente, la bactérie Yersinia pseudotuberculosis. Après reconstruction phylogénétique, deux des souches de peste obtenues se révélaient basales à toutes les souches alors connues (modernes comme anciennes). Ce sont en outre 55 gènes associés à la pathogénicité de la bactérie qui ont été étudiés plus en détails. Parmi ceux-ci, tous ont été identifiés dans les génomes anciens, à l’exception notable du gène ymt (pour Yersinia Murine Toxin). En effet, non pas que le séquençage des souches anciennes était trop superficiel pour le mettre en évidence, totalement ou partiellement, au contraire : la région bien identifiée où se trouve ce gène chez 98% des souches actuellement connues était alors systématiquement absente, à l’exception de la souche portée par l’individu le plus récent, daté du tout début du premier millénaire avant notre ère.

De manière intéressante, le gène ymt a notamment pour effet de permettre à Y. pestis, de survivre dans le tube digestif des puces. Cet élément, ainsi que d’autres observations portant sur d’autres gènes d’importance dans le cycle de transmission de la peste chez les puces et les mammifères, ont permis aux auteurs de suggérer une apparition et une radiation très récentes de ce gène chez la bactérie, soit après le 2ème millénaire avant notre ère (datation du plus récent des 6 autres individus porteurs). En clair, les puces ne transmettaient pas encore la peste à cette époque-là. A fortiori, cela voudrait aussi dire que le mode de transmission normale de la peste à l’Âge du bronze était aérien, et non pas vectorisé par les puces, et que la peste, vraisemblablement endémique dès cette époque en Eurasie, était alors pulmonaire ou septicémique et non pas bubonique puisque c’est l’introduction du germe par la piqure de la puce qui permettait à celui-ci de rejoindre le réseau lymphatique et de s’y manifester par les bubons que l’on connait.

Les auteurs appelaient cependant à rester précautionneux quant à la validation définitive d’un tel modèle, au regard de la petitesse de l’échantillon. En effet, la paléogénétique a pour avantage majeur de mettre en évidence des espèces ou des souches éteintes dans les registres fossiles et subfossiles, et ainsi de pouvoir revisiter ou fortement nuancer des phylogénies ou des modèles basés jusqu’ici uniquement sur des données modernes  concernant des espèces actuelles ou la vraisemblance de tel ou tel scénario. Ainsi, cette discipline est bien placée pour savoir que tout modèle basé sur un échantillonnage « paléo » de taille modeste pourra facilement être réinterprété par la découverte et l’analyse de restes jusqu’ici inconnus et non pris en compte dans ces modèles.

Et effectivement, des recherches ultérieures ont rapidement été à même de mettre en évidence une plus grande ancienneté de la radiation de ce gène ymt au sein de l’espèce qu’elle ne l’avait été préalablement suggérée, mais toujours à l’Âge du bronze (Spyrou et al., 2018). De surcroît, les analyses populationnelles conduites dans le même temps, laissaient de plus en plus à voir la période de l’Âge du bronze eurasiatique comme marquée par de grands mouvements de populations, impliquant les cultures que j’évoquais précédemment et qui se déployaient alors des steppes vers l’Europe centrale et l’Europe de l’Ouest jusqu’à l’Altaï et le sud de la Sibérie. Les phylogénies produites à cette occasion laissaient par ailleurs entrevoir un foyer d’origine asiatique de la peste, qui se serait vraisemblablement répandue en Europe en différentes vagues au gré de ces déplacements de populations. Il restait cependant manifeste que différentes souches circulaient alors, qui, selon leurs variants génétiques, pouvaient assurer une transmission aéroportée ou vectorielle et ce semble-t-il, dès l’Âge du bronze. En l’absence de données expérimentales sur la pathogénicité de ces souches parfois éteintes, il était cependant difficile de porter des conclusions définitives, d’autant que d’autres gènes d’importance rentraient également en ligne de compte dans le maintien de ce cycle selvatique impliquant puces et rongeurs, soit par leur présence, soit par leur extinction dans le génome de Y. pestis.

Bien que ces scénarios soient de mieux en mieux étayés, à la fois par les données génomiques s’accumulant aussi bien pour le germe de la peste que les populations anciennes où il était découvert, mais également par des contextes archéologiques de mieux en mieux connus et datés, rien ne permettait d’affirmer formellement que la radiation de la peste ne pré-datait en fait pas cette période-là.

Là encore, il fallut peu de temps pour que la signature moléculaire du germe soit finalement détectée chez une population néolithique encore plus ancienne d’Europe du nord (Rascovan et al., 2018). Dans cette publication, les chercheurs ont pu séquencer le génome d’une souche pesteuse chez un individu vivant il y a 4900 ans en Suède. Évidemment, la Suède n’était alors pas la Suède, et cette personne était apparentée à la culture archéologique dite des vases à entonnoirs (dont le nom originellement allemand est souvent abrégé TRB), et que l’on retrouve à cette période en Europe du nord. C’est dans l’Ouest de la Suède actuelle que cet individu avait été découvert en compagnie de 77 autres, dont 34 avaient fait l’objet d’une datation radiocarbone, établissant la constitution de cet espace funéraire aux alentours de 5100-4900 ans avant le présent. La culture TRB étant marquée par le regroupement en petits établissements agricoles, certainement basés sur un noyau familial, la découverte d’un espace funéraire aussi important et établi sur une période de temps vraisemblablement très courte n’était absolument pas habituelle, et il a rapidement été pensé qu’il pouvait s’agir là d’une crise de mortalité, peut être d’origine épidémique.

Comme cela avait été préalablement fait pour les populations de l’Âge du bronze, des études populationnelles avaient été faites afin de mieux connaitre l’histoire de ces défunts et leurs relations avec d’autres populations vivant à la même époque. Et à nouveau, les chercheurs ont exploitées les données bioinformatiques préalablement extraites afin de rechercher la trace d’éventuels pathogènes humains, donnant lieu à la détection non ambiguë du bacille de la peste chez deux individus. La même analyse des données extraites chez des défunts appartenant à la culture chasseurs-cueilleurs dite de la céramique perforée et présente en Suède à la même époque n’a donné lieu à aucun résultat.

Par ailleurs, les analyses d’apparentement génétique entre les différentes populations du Néolithique final montraient une toute autre situation que celle observée plus tard à l’Âge du bronze : point de grands mouvements de populations vers l’Ouest ou l’Est, clairement identifiés génétiquement, mais au contraire une certaine continuité entre les différentes populations, dénotant des échanges réguliers de proche en proche.

De fait, la peste en Europe pré-datait ses occurrences préalablement établies à l’Âge du bronze, mais elle était de surcroit présente en Europe du nord, éloignée de son foyer d’origine, à une époque où les populations semblaient peu mobiles en comparaison de ce qui se produirait par la suite. Cependant et bien que vivant en petits groupes isolés, la culture TRB pouvait former des villages, propices à l’émergence d’évènements épidémiques, et disposait également de centres cérémoniels pouvant accueillir un grand nombre de visiteurs venant de différentes communautés, contexte favorable à nouveau à la circulation d’infections chez une population habituellement plus éparpillée.

Par ailleurs, cette période du Néolithique final est également marquée par plusieurs phénomènes, comme l’apparition de centres proto-urbains à la densité de population encore inconnue auparavant, notamment en Moldavie, en Roumanie, et en Ukraine actuelles, et apparentés à la culture de Trypillia (Müller et al., 2017). Or, de manière tout à fait frappante, ces centres urbains se sont par ailleurs développés à une période marquée par un certain déclin démographique, et semblent n’avoir été occupés que pendant de courtes périodes. Leur fréquentation, de l’ordre de 150 ans, était achevée par l’abandon et semble-t-il la destruction par le feu des lieux, si bien qu’aux environs de 3400 ans avant notre ère, ces villes semblent avoir totalement disparu. Les causes avancées de cette occupation fugace puis de ces abandons sont multiples, à commencer par la surexploitation environnementale ou les confrontations avec les populations des steppes.

Il est également immanquable de penser à l’émergence de phénomènes épidémiques d’une ampleur encore inédite. Les auteurs de l’analyse des individus de la culture TRB soulignent par ailleurs dans leur article que ce genre d’évènement pourrait expliquer en particulier l’abandon rapide et la destruction de villes pourtant fort peuplées. Mais le traitement bioinformatique des données préalablement récoltées leur a également permis d’estimer que la souche pesteuse nouvellement découverte avait certainement divergé il y a environ 5700 ans, et était basale à toutes les souches connues, modernes ou anciennes. Ils montraient aussi que les souches de l’Âge du bronze avaient communément divergé il y a environ 5300 ans, et que toutes les souches circulant actuellement dans le monde avaient divergé il y a 5100 ans.

Ainsi, les auteurs faisaient remarquer qu’avant l’apparition des souches actuelles, avant même la radiation des souches de l’Âge du bronze, la peste avait commencé à circuler en Europe, précisément tout au long de cette époque du Néolithique final où se déroulaient concomitamment l’émergence et l’abandon rapide de centres urbains d’une ampleur encore inconnue, et un déclin démographique. Ils alimentaient ainsi la discussion en cours quant au scénario d’arrivée de la peste en Europe (Andrades Valtueña et al., 2017). Si les mouvements de populations qui auraient pu favoriser la radiation de la peste n’ont pas eu lieu au Néolithique, les contacts commerciaux étaient eux loin d’être inexistants, et notamment mis en évidence dans la culture TRB, en contact avec la culture dite des amphores globulaires trouvant son foyer au nord des Carpates.

En somme, et quelle que soit la manière dont elle était arrivée là en premier lieu, les auteurs proposaient que l’émergence des centres urbains néolithiques soit à l’origine d’une première radiation de la peste en Europe, ceci à la faveur non pas de migrations de populations comme ce sera le cas plus tard, mais le long des axes commerciaux naissants, et que cette radiation pourraient expliquer localement l’abandon soudain des centres urbains, et globalement le déclin démographique observé à cette période. Là encore et entre autres observations, la région du gène ymt était absente de cette souche néolithique, plaidant pour une transmission et des manifestations probablement pulmonaires de la maladie à cette époque.

Cette hypothèse d’une « première » (en attendant qu’on découvre les précédentes ?) pandémie pesteuse néolithique est raisonnable, basée sur des données moléculaires et archéologiques s’articulant de manière sensée. Indiscutablement, la peste est présente, au moins en Europe du nord, il y a environ 5000 ans. En Europe du nord, précisément, au sein d’une population rattachée à la culture archéologique TRB, et non pas aux groupes culturels de Trypillia en Europe de l’Est. Il n’aura probablement pas échappé aux lecteurs que les données nécessaires à la démonstration non spéculative de la présence et de la radiation du bacille de la peste au sein et à la faveur des centres proto-urbains d’Europe de l’Est à la même époque sont, elles, complètement absentes de l’analyse, ce qu’ont souligné à juste titre certains commentateurs. Si la présence du germe à cette époque ne fait pas débat, il apparait donc cependant tout à fait sain de rester sceptique (mais non fermé) quant à la réalité du scénario proposé.

Il est certain que de petit pas en petit pas, les données continueront de s’accumuler dans un avenir proche, et permettront sans doute de mettre à l’épreuve l’hypothèse présentée ici. Il n’en demeure pas moins que l’histoire évolutive d’un pathogène ayant éradiqué jusqu’à 50% de la population européenne au 14ème siècle est de mieux en mieux connue (Spyrou et al., 2016). Nul doute que de nouvelles découvertes ne tarderont pas à faire surface.

Références :

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